"Race", classe, masculinités

1. Co-construction

Les concepts de race, de genre et de classe doivent être intégrés dans un cadre théorique unique qui ne valorise pas l’un de ces facteurs au détriment des autres, et ne réduise pas leur complexité. Le fait de conceptualiser de manière séparée les notions de race, de genre et de classe conduit à des modèles additifs (comme celui de la triple oppression) qui négligent la façon dont de nombreuses personnes vivent concrètement leur appartenance à une race, une classe et à un genre: pour ces individus, ces dimensions ne sont pas séparées et ne s’additionnent pas, elles sont simultanées et liées entre elles. D’un point de vue conceptuel, les catégories sociales se constituent mutuellement dans des conditions historiques concrètes. C’est pourquoi nous devons penser la masculinité comme un facteur à la fois constituant et constitué par la race et la classe.

2. Concepts relationnels et dichotomie

La race, le genre et la classe sont des concepts relationnels (dans la construction desquels des représentations et des relations matérielles sont impliquées, le pouvoir étant un élément constitutif de cette construction). Quand je parle de « concept relationnel », je veux dire que des catégories comme celle de Blanc/Noir, d’homme/femme, etc. acquièrent du sens en relation les unes avec les autres. Ces concepts sont construits en opposition les uns aux autres, ce qui implique, pour ceux qui les utilisent, de supprimer les variations au sein de chaque catégorie et d’exagérer les différences entre les catégories. Ces oppositions sont des dichotomies parce que les deux termes de chaque opposition entretiennent une relation hiérarchique. Dans les dichotomies concernant, la race, la classe et le genre, la catégorie dominante est présentée comme « normale » et donc transparente : les Blancs n’appartiennent à aucune race, les hommes à aucun genre. En même temps ces dichotomies ne sont pas fixes. La signification de la masculinité dominante a varié suivant les époques historiques et les régions, où elle avait affaire à des masculinités dominées et des féminités différentes.

3. Hégémonie

L’hégémonie exprime la prédominance d’un groupe social sur d’autres (par exemple l’hégémonie bourgeoise). Elle se traduit non seulement par un contrôle politique et économique, mais aussi par la capacité du groupe dominant de projeter sa propre vision du monde afin que les dominés l’acceptent comme un phénomène « naturel » et relevant du « bon sens ». Cela implique un consentement volontaire et actif. Le bon sens peut être analysé comme la façon dont un groupe dominé vit sa domination. Les différents groupes sociaux se livrent à une lutte continuelle pour l’hégémonie. Je propose d’analyser la constitution des masculinités dans le contexte des conflits sociaux à propos de l’hégémonie.

4. Les luttes autour des images de soi ou des autres

Un des aspects de ces conflits concerne la lutte autour des images de soi ou des autres. S’il existe des images hégémoniques, telles que celle de l’homme bourgeois, les groupes dominés essaient, eux aussi, souvent de diffuser leurs propres images, même s’ils ont beaucoup moins de chances d’imposer leur propre vision des choses. Par exemple, les hommes de la classe ouvrière essaient de diffuser des images négatives des hommes de la bourgeoisie pour contrecarrer les images dévalorisantes propagées par le groupe hégémonique. Cette dynamique relève d’un conflit portant sur les attributions d’images, conflit où les individus et les groupes luttent pour le pouvoir et l’estime de soi en attribuant des stéréotypes aux autres, en leur assignant des caractéristiques particulières, et ainsi en les dévalorisant ou en les surestimant, en les diabolisant ou en les idéalisant, ce qui calme leurs propres peurs ou neutralise leurs ambivalences émotionnelles et leurs contradictions personnelles, en se glorifiant ou en se dénigrant. De ces luttes émerge une structure dynamique et contradictoire, mais au caractère stable et hiérarchique, qui régule l’attribution de la valeur sociale, la distribution de l’estime, qui rend visibles certains travaux, certaines souffrances, certains espoirs, et en rend d’autres invisibles. Au centre de cette dynamique on trouve un processus d’intériorisation de la dévalorisation, qui conduit les membres des groupes les plus dominés à intérioriser des stéréotypes négatifs sur eux-mêmes sous la forme de la honte et de la haine de soi.

5. Abjection, dépendance, ambivalence

Le concept central d’abjection constitue sans doute une des clés pour comprendre la constitution contradictoire des masculinités. J’utilise ce terme d’origine psychanalytique en négligeant délibérément la distinction entre le social et le psychologique. Ce dont nous dépendons est rejeté dans l’abjection : le travail domestique est rendu invisible, les hommes nient toute identification avec leur mère, les prostituées sont confinées dans certaines zones, etc. L’abjection produit de l’ambivalence. Dévalorisation et fascination vont de pair. Dénigrer un individu ou un groupe signifie projeter un attribut négatif, réel ou imaginé, hors de soi ou hors de son groupe vers d’autres personnes. Dans le cadre de la production d’une subjectivité « adulte », bourgeoise et maîtresse de soi, on en arrive à nier certaines des pulsions humaines les plus élémentaires, à désavouer la dimension physique de notre rapport à autrui, notre dépendance et nos liens avec lui. Les gens n’arrivent évidemment pas à se détacher de ces aspects séparés, niés d’eux-mêmes – et plus ils investissent d’énergie dans ce processus de séparation, plus ils sont fascinés par ce qu’ils rejettent dans l’abjection. En d’autres termes, l’oppresseur ou le membre d’un groupe privilégié qui hait et craint les autres (les Noirs, les prostituées, les prolétaires) est encore lié aux autres par des liens inconscients. Même le raciste blanc aux idées génocidaires sent, inconsciemment, qu’il ne pourrait pas vivre sans les Noirs. De même l’homme le plus misogyne sent, inconsciemment, qu’il ne peut pas vivre sans les femmes. Les membres des groupes dominants savent, inconsciemment, qu’ils dépendent de l’Autre, non seulement sur le plan économique (au sens traditionnel du terme) et politique, mais aussi sur le plan affectif : c’est pourquoi ils nient aussi vigoureusement toute dépendance et tout lien avec l’Autre.

6. La nature intrinsèquement contradictoire de la masculinité et le sentiment d’un déficit de masculinité comme force motrice

Je propose d’analyser les dynamiques de la masculinité, que je considère toujours comme déterminée par la race et la classe, en relation avec les dichotomies corps/esprit, sentiments/raison. Le concept de masculinité est intrinsèquement contradictoire. Cette contradiction peut être considérée comme le moteur du patriarcat, dynamique qui ne laisse aucun répit aux hommes et les amène à lutter constamment. La masculinité est associée – et pas seulement en Occident, mais aussi dans de nombreuses autres régions du monde – à la raison et à l’esprit. Cependant, en tant que une catégorie de sexe/genre, elle est aussi liée au corps et s’exprime centralement à travers le corps et ses émotions. Cet ensemble paradoxal d’associations fait qu’un être humain ne peut jamais être un exemple parfait de la masculinité. La dynamique destructive des sociétés patriarcales est fortement déterminée par le fait que la masculinité est perçue comme fondamentalement déficiente, incertaine et menacée. Quels que soient les efforts de socialisation masculine que peut déployer un individu mâle, le degré de violence qu’il exerce contre lui-même et contre les autres au cours de ce processus n’a pas de fin : la vie est une lutte perpétuelle contre sa propre non-masculinité et tous ceux qui la représentent.

7. L’articulation des dichotomies corps/esprit, sentiments/raison avec la race et la classe

A l’intérieur de cette logique sociale, la masculinité moderne hétérosexuelle de la classe moyenne blanche tend à être déficiente parce qu’elle est trop « éloignée », trop étrangère au sang, à la passion et à la dimension physiques des relations humaines. Cela explique peut-être pourquoi de nombreux hommes cultivés, « mesurés », des classes moyennes et supérieures nient souvent leur fascination pour des images de force physique « brute » et sauvage, de masculinité « animale ». La grande popularité du gangsta rap chez de nombreux hommes jeunes des classes moyennes blanches aux Etats-Unis illustre la façon dont la masculinité hégémonique puise de la force dans les images des masculinités dominées. Les hommes de la classe moyenne sont les plus touchés par ce sentiment de carence de masculinité parce qu’ils sont moins capables que les hommes des classes supérieures de compenser ce manque par les effets symboliques masculinisateurs de la richesse et de la puissance. A l’intérieur de la logique sociale dominante, les masculinités dominées manquent aussi de masculinité, même si cette carence se traduit d’une façon bien différente que pour la masculinité blanche, ou la masculinité des classes moyennes et supérieures. Certains types d’hommes dominés tendent à être considérés comme féminisés dans tous les aspects de leur être, ou dans la plupart d’entre eux (cf. les hommes gays efféminés). D’autres (cf. les hommes afro-américains hétérosexuels aux Etats-Unis) sont représentés comme hyper masculins sous de nombreux aspects. En même temps, leur représentation souffre d’une carence de masculinité parce qu’elle contient trop d’éléments purement physiques, qui font référence à l’animalité, etc. La sexualité du mâle noir est fantasmée comme plus puissante, donc plus masculine. Mais un être puissamment sexuel est aussi moins rationnel, moins maître de soi, moins autonome, donc moins masculin. Les représentations des hommes asiatiques fonctionnent différemment: dans le discours occidental, les hommes japonais et chinois sont traditionnellement décrits comme serviles et efféminés. Leur manque d’individualisme les rend peu virils d’un point de vue occidental, car ils sont privés de l’aura d’indépendance qui joue un rôle central dans les images occidentales de l’homme idéal. Beaucoup de représentations occidentales de l’homme asiatique le dépeignent comme hyper intellectuel, inhibé et asexué. La masculinité juive, quant à elle, correspond encore à un autre stéréotype. Dans le discours antisémite traditionnel, l’homme juif est un mâle libidineux, toujours prêt à séduire une innocente jeune fille non juive, mais en même temps il manque de puissance sexuelle. L’image sexuelle de l’homme juif diffère de celle du mâle des îles du Pacifique ou du mâle africain, mais ce n’est pas parce que, comme ces derniers, il est jugé plus proche de la nature que l’homme blanc non juif, mais au contraire parce qu’on l’en juge encore plus éloigné. Pour l’antisémite, le Juif représente tous les maux de la modernité, dont la décadence, l’immoralité et la stimulation excessive de la vie citadine moderne.

8. Les masculinités (post-)coloniales

La hiérarchisation de l’humanité inclut (et a toujours inclus) des éléments genrés et sexuels, indissociables des éléments nationaux, ethniques, raciaux, etc. La logique du patriarcat impliquait que la dévalorisation coloniale, néo-coloniale et impérialiste des peuples s’exprimât à travers la féminisation symbolique des hommes des groupes dominés, féminisation qui a pris, bien sûr, différentes formes. Au XIXe siècle, par exemple, les dirigeants de l’armée britannique considéraient les Sikhs et les Gurkhas comme des groupes ethniques inférieurs par nature, puisque les Blancs étaient membres de la race des seigneurs. Ils jugeaient que ces Indiens avaient besoin d’être dirigés par l’Homme Blanc, mais en même temps ils respectaient les Sikhs et les Gurkhas en tant que membres de races viriles et guerrières, tout en considérant la plupart des autres populations du sous-continent indien comme des sous-hommes efféminés et infantiles. Dans l’attribution d’un symbolisme genré à des populations soumises au colonialisme et à l’impérialisme deux tendances se croisent et se mélangent : d’un côté, la tendance à exprimer la dévalorisation simplement en termes de féminisation ; d’un autre côté, la tendance à voir, chez les hommes des groupes dominés, une source d’authentique masculinité : naturelle, passionnée, physique… Cette dimension genrée et sexuelle des stéréotypes nationaux, ethniques et raciaux fait que la résistance anticolonialiste et antiraciste est inévitablement imaginée comme la remasculinisation d’un collectif dépouillé de sa masculinité symbolique par l’oppresseur étranger ; beaucoup de membres mâles des groupes opprimés vivent la résistance anticolonialiste et antiraciste comme la reconquête d’une masculinité expropriée par l’envahisseur. La centralité des mythes hétérosexistes et misogynes de la masculinité dans le discours et la pratique de nombreux hommes en révolte contre le colonialisme et le racisme représente une réaction contre la féminisation symbolique, tout en étant déterminé par la dimension profondément hétérosexiste et masculiniste du nationalisme, cette invention de l’Europe moderne qui à ce jour reste le modèle indiscutable pour la création de sujets collectifs. Les « masculinités revendicatives » réactives et nationales peuvent à leur tour être utilisées dans l’exploitation capitaliste de différences qui organisent la consommation culturelle de l’Autre en général et le rajeunissement périodique de la masculinité hégémonique en particulier. Particulièrement, bien sûr, une fois que la menace contre la stabilité du racisme et du capitalisme (menace incarnée autrefois par les mouvements sociaux réels qui produisaient ces masculinités) a été modifiée par une combinaison appropriée d’intégration et de répression.

9. La consommation de l’Autre ou le cannibalisme culturel

Certains aspects d’autres masculinités, des masculinités dominées, ont sans cesse besoin d’être réintégrés dans les projets actuels de masculinité hégémonique, le tout bien sûr, sans compromettre la raison masculine, le contrôle masculin et l’autonomie masculine. Cette reproduction de la masculinité dominante peut prendre les formes les plus diverses, mais le plaisir identificatoire éprouvé en consommant des images provenant de masculinités subalternes en fait partie. La façon dont la masculinité hégémonique se nourrit sans cesse d’autres masculinités dominées fait partie de processus sociaux plus larges dans lesquels les groupes socialement dominés et/ou marginalisés sont symboliquement et culturellement exploités et dépossédés dans l’intérêt de la stabilisation affective collective des groupes privilégiés. En principe, ces formes d’exploitation culturelle et symbolique devraient donc être analysées en relation avec d’autres types d’exploitation : sexuelle, émotionnelle, économique.

10. Conclusion

La critique des effets homogénéisateurs et excluants des catégories de genre devrait être une préoccupation centrale dans les groupes d’hommes et pour les hommes antisexistes qui travaillent au sein de structures mixtes. Cela implique d’abord et avant tout de s’intéresser aux différences existant entre les hommes. Par exemple, lorsque l’on parle des « groupes d’hommes », ou du « mouvement des hommes », il s’agit le plus souvent d’ « hommes hétérosexuels des classes moyennes blanches ». Cette réalité doit être affrontée, traitée comme un problème et prise beaucoup plus au sérieux. Les groupes d’hétérosexuels bourgeois blancs devraient s’assumer en tant que tels, ou se trouver une autre dénomination, mais ils ne peuvent prétendre être de simples « groupes d’hommes ». Il nous faut prendre davantage en compte la question des différences de classe et le débat sur les différents types de masculinité (dominée, complice, hégémonique). Il nous faut essayer d’entamer (ou de renouer) le dialogue entre les hommes antisexistes de gauche, qu’ils soient hétérosexuels, bisexuels ou homosexuels. Autre problème fondamental : l’étroitesse de l’ « éventail ethnique » des groupes d’hommes « traditionnels » et des milieux de gauche dont ils sont issus, et la mise à l’écart du problème de l’ethnicité dans leurs pratiques. Il nous faut tenir beaucoup plus compte des différences entre les hommes d’origines ethniques diverses et des possibilités de blessures émotionnelles au cours de leurs échanges. Pour établir une meilleure communication entre les hommes blancs de la population majoritaire et les hommes d’origine immigrée il faudrait que les premiers examinent très sérieusement les stéréotypes racistes et antisémites qu’ils ont intériorisés, ainsi que les images qu’ils ont des « autres hommes » et leur tendance à projeter sur autrui des aspects d’eux-mêmes qu’ils jugent « mauvais », qu’ils nient ou dont ils prétendent se débarrasser.

Daniel Mang - danielmang@web.de

STAMP: RaceClassMasculinitiesFr (dernière édition le 2008-12-19 18:59:56 par anonyme)